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Julie Lietaer
European Spinning Group et Ariadne Innovation

Photographe:

Marc Wallican

Auteur:

Pieter-Paul Casier, COO chez Group Casier, p-p.casier@casier.be

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« La circularité demande un changement systématique des comportements »
« La circularité demande un changement systématique des comportements »

Rendre le secteur textile plus durable, tel est le moteur de Julie Lietaer, co-CEO du European Spinning Group et fondatrice d’Ariadne Innovation. « Si vous vous souciez un peu des générations futures, vous êtes obligé de tenir compte de l’impact environnemental de la production et de la distribution textiles. Votre objectif doit être de travailler en circuit fermé. »

Le groupe textile familial European Spinning Group (ESG), basé à Rekkem (Menin), emploie une centaine de travailleurs. Julie Lietaer appartient à la troisième génération et est responsable des achats et de la stratégie. « Nous sommes actifs dans la production et la distribution de fils textiles de qualité supérieure pour différentes applications allant de l’ameublement à l’habillement et aux textiles techniques. »

À quand remontent les premiers pas du European Spinning Group dans l’économie circulaire ?

Julie Lietaer : « Il y a environ quatre ans, nous avons entamé un trajet de développement visant à produire du fil neuf avec de vieux jeans. Il a débouché sur la collection ESG Green. Il s’agit d’une collection de fils fabriqués à base de textile post-consommation, autrement dit, de textile récolté auprès des consommateurs. À ce jour, ce recyclage concerne essentiellement des jeans usagés. Il présente deux avantages : pour le consommateur, c’est un produit très clair et concret et pour nous, le recyclage devient plus facile parce que le jeans est pour ainsi dire fait d’un matériau unique. Le coton recyclé est utilisé dans toutes sortes de domaines, des accessoires tels que les ceintures aux tissus de décoration. »

Julie Lietaer – European Spinning Group et Ariadne Innovation
Le European Spinning Group traite-t-il uniquement du textile post-consommation ou aussi du textile post-industriel ?

« Nous travaillons aussi avec les chutes, par exemple, mais pour le textile post-industriel, collecté chez les fabricants, une autre solution est souvent déjà possible. Le recyclage du textile post-consommation, en particulier, reste aujourd’hui un défi. C’est typiquement un flux de déchets qui reste à trier pour être transformé en un nouveau produit de qualité. En fait, nous avons débuté par le processus le plus difficile de sorte qu’à long terme, nous pourrons aussi traiter rapidement les flux ‘plus simples’. L’identification d’un flux de déchets est en soi déjà un gigantesque défi. »

« Nous sentons de toutes parts un élan vers des produits plus durables. »
Julie Lietaer
Avec #hackyourjeans, vous misez aussi sur la sensibilisation. Comment la campagne a-t-elle vu le jour ?

« ESG Green était notre première expérience en développement de produits. Toutefois, nous avons progressivement constaté que le développement de produits seul ne suffisait pas, a fortiori dans un secteur classique comme le textile. Lors du lancement d’une innovation circulaire, la co-création et la sensibilisation du consommateur à la mode durable sont essentielles. #hackyourjeans est né de la nécessité d’aller au-delà du seul développement de produit. Au travers de cette campagne, nous voulons sensibiliser tant les fabricants que les consommateurs : quelles sont les possibilités offertes par le jeans recyclé, avec quels partenaires peut-on collaborer, quel est l’impact environnemental d’un jeans recyclé par rapport à un jeans non recyclé... ? Les gens peuvent ainsi nous contacter beaucoup plus vite afin d’entamer une co-création. ESG Green et #hackyourjeans sont des exemples de collaboration au sein de la chaîne, mais aussi en dehors de celle-ci. En matière d’enseignement, nous collaborons par exemple souvent avec les écoles supérieures Howest et HoGent dans le cadre de leurs formations respectives en développement de produits et en technologie textile. »

Vous avez fondé Ariadne Innovation en septembre 2020. Quelle était votre motivation ?

« En mettant l’accent sur la co-création et l’innovation, cette plateforme numérique permet aux acteurs de l’industrie textile partout dans le monde de nouer des liens, de trouver de l’inspiration et de partager des connaissances. Nous voulons donner au secteur textile des outils pour produire plus durablement. Il est très difficile de convertir une industrie existante en une filière totalement circulaire. Un projet de transition ne se lance pas du jour au lendemain, il prend beaucoup de temps. Je vois Ariadne Innovation comme une sorte de déclencheur d’un changement complet de comportements dans les entreprises. Cependant, avant que ce changement total ne soit achevé, près de cinq à dix années s’écouleront encore sûrement. Avec Ariadne, nous aidons nos confrères entrepreneurs à suivre le chemin que nous avons déjà parcouru chez ESG. En effet, la circularité ne concerne pas seulement le recyclage, mais aussi la consommation d’eau, l’innovation technologique, les aspects sociaux, etc. Nous élargissons la notion de durabilité. »

Voyez-vous la durabilité gagner du terrain dans le secteur textile ?

« La mode est un secteur très polluant. Si vous pratiquez ce type de production dans une chaîne finie, linéaire, l’impact environnemental est considérable. Celui qui se soucie un peu des générations futures est obligé de tenir compte de cet impact environnemental. De plus en plus de marques prennent des mesures pour modifier leur chaîne de création de valeur et la rendre plus durable, dont quelques grandes marques. Inditex, le plus grand groupe d’habillement au monde en termes de chiffre d’affaires, en est un bon exemple. Ils ont adopté des directives extrêmement strictes pour leur collection Join Life. La politique d’achat pour cette collection a complètement changé leur choix de fibres : ils privilégient désormais les matériaux recyclés, le coton biologique, les matières qui consomment moins d’eau, etc. Ce n’est encore qu’un petit pas, étant donné que les conditions sociales de la production jouent aussi un rôle, mais on sent que le changement est en route. C’est un équilibre très difficile à trouver, mais nous pouvons confirmer que nous sentons de toutes parts un élan vers des produits plus durables. »

Comment le European Spinning Group applique-t-il la durabilité en interne ?

« En tant qu’entreprise, vous ne pouvez pas vous contenter d’installer des panneaux solaires sur votre toit ou de mettre des voitures de société électriques à la disposition de vos travailleurs. Un changement est aussi nécessaire sur le plan social, entre autres. Nous investissons activement dans la formation de nos travailleurs et essayons par exemple de promouvoir la campagne #hackyourjeans en interne également. Susciter l’enthousiasme de tous autour de ce projet ne va cependant pas de soi, surtout dans un contexte de production. Par ailleurs, nous ne produisons quasiment aucun déchet. Il est néanmoins important de continuer à sensibiliser à l’impact environnemental potentiel d’un fil ou d’un textile défectueux, car ils créent bien sûr de nouveaux déchets. »

Quelle est pour vous l’essence d’une économie circulaire ?

« Pour moi, la circularité demande un changement systématique des comportements dans la sélection et l’utilisation des matériaux. La circularité consiste à chercher, dans la chaîne de production, des manières de réutiliser sans cesse les matériaux. Il s’agit aussi d’adopter un autre mode de consommation et surtout d’acheter moins. L’objectif doit être de travailler en circuit fermé. L’essentiel pour moi est donc ce changement systématique des comportements, et c’est souvent là que ça coince. Énormément d’acteurs interviennent dans une chaîne de production circulaire. Si l’un des acteurs ne veut pas s’engager dans la démarche, ce changement systématique ne se produira jamais. En d’autres termes, nous ne sommes donc pas encore circulaires. Il reste beaucoup à faire pour boucler la boucle. Dans le secteur circulaire, la transparence au sujet de ses activités et de ses partenaires est essentielle. Or, elle n’est pas si facile à atteindre. Je suis une optimiste qui croit en la bonne volonté de l’humain, mais malheureusement, on entend aussi beaucoup d’histoires d’entreprises du secteur de la mode qui pratiquent le greenwashing. »

Une réglementation plus stricte pourrait-elle aider à accélérer la transition vers une économie circulaire ?

« Un thème tel que la circularité peut certainement être légalement encadré, mais il faut encore examiner ce qui est techniquement faisable et ce que l’on peut tout simplement exiger. C’est d’ailleurs l’une des raisons d’être d’Ariadne Innovation : dans quelques années, nous accompagnerons les retardataires, qui n’ont pas suivi d’emblée le mouvement vers un secteur de la mode et du textile plus durable, afin de les aider à respecter les nouvelles normes plus strictes. Les autorités jouent également un rôle crucial dans cette problématique : en tant qu’acheteuses de textile, elles peuvent être des pionnières de la sensibilisation. Le changement de génération est un autre facteur qui favorise le processus de durabilité. La génération Z se préoccupe bien plus du développement durable : elle achète beaucoup plus de seconde main que les générations précédentes et attache moins d’importance à la possession. Si l’impulsion donnée par les consommateurs est donc très importante, l’innovation qui doit venir des entreprises joue aussi un rôle. C’est la combinaison de tous ces facteurs qui déterminera le rythme de la transition vers une économie circulaire et donc pas uniquement le seul cadre régulateur. »

Selon vous, quelles innovations technologiques circulaires sont amenées à percer ?

« Fibersort est un bel exemple de technologie novatrice qui facilite le processus de recyclage. Le projet se concentre sur le développement d’un tri automatique sur la base du type de fibre. Le principal défi en matière de circularité est de devoir travailler de façon systématique. Pour Fibersort par exemple, nous devons trouver de nouvelles applications aux différents flux séparés. Sinon, le tri n’a aucune valeur ajoutée. Il est important de collaborer avec l’ensemble de la chaîne circulaire afin de faire correspondre l’offre et la demande. »

Est-ce pour cette raison que vous avez lancé Ellie.Connect avec Ariadne Innovation ?

« On sent qu’il y a énormément de gens qui se posent des questions et sont motivés, mais qui ne s’y retrouvent pas dans la profusion d’informations. C’est là qu’Ellie.Connect trouve toute son utilité : le site relie les personnes actives dans la mode et le textile qui désirent faire partie du changement. On observe cette quête d’informations un peu partout, mais le dédale de sites web du textile et de la mode est tel qu’il n’est pas facile de mettre les bonnes parties en relation entre elles. Le but de notre engagement est d’y remédier. »

2020 (et, par extension, 2021) a été une année mouvementée pour vous. Où les choses s’arrêteront-elles ?

« Notre principal défi consiste à avoir un impact sur la base des fondations que nous avons jetées. Pour le European Spinning Group, cela veut dire continuer à miser sur la durabilité de nos projets. Nous sommes engagés dans plusieurs trajets d’innovation qui nous apporteront de nombreux enseignements sur la manière dont nous pouvons encore améliorer notre approche à l’avenir. Pour Ariadne Innovation, beaucoup dépendra des partenaires avec lesquels nous pouvons continuer à développer des projets. Nous sentons aussi un besoin de relations publiques : comme nombre d’entreprises sont très fermées, le secteur textile attire peu de jeunes. Une retombée positive d’Ariadne Innovation est qu’avec ce projet, nous pouvons avoir une influence sur l’image et le rajeunissement de notre secteur. Tant qu’à être considéré comme un pionnier, autant profiter de cette position pour entraîner un changement bénéfique. »

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